PROSTITUTION : LA PÉNALISATION DES CLIENTS AU CENTRE DE LA POLÉMIQUE
par Pascale Tournier
La proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel devait être un texte porteur de consensus. Il divise, même dans les rangs de la majorité.
Ce n’est pas utile en ce moment de se disperser sur des sujets polémiques », a tonné Ségolène Royal sur les ondes de BFMTV. La proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel devait être un texte créateur d’unité au-delà des partis. Il n’en est rien. Il suscite même des crispations au sein de la majorité. Dans les couloirs de l’Assemblée nationale, le porte-parole du groupe Thierry Mandon s’attend déjà à une mini-polémique sur la question du calendrier. « Ne va-t-on pas nous reprocher d’occulter les vrais sujets ? », s’interroge aussi de son côté le député d’Indre-et-Loire Laurent Baumel. Ces inquiétudes s’avèrent bien fondées : déjà à l’UMP, l’argument d’un nouvel écran de fumée mis en place par le gouvernement résonne sur les dalles en marbre de la salle des Quatre-Colonnes. « C’est un nouveau pare-feu des socialistes pour faire oublier la situation », tonne le député UMP Patrick Ollier. Issue de travaux transpartisans étalés sur deux ans et, notamment, du rapport Bousquet-Geoffroy de 2011, la proposition de loi prévoit des mesures d’accompagnement des prostituées, l’abolition du délit de racolage passif, un renforcement de la lutte contre les réseaux, et surtout la pénalisation des clients. C’est cette dernière mesure, adoptée en Suède et en Norvège, qui cristallise l’ensemble des réserves dans l’opinion publique, le monde associatif et politique. À droite, cette disposition est, en effet, loin de faire l’unanimité. Guy Geoffroy, le président de la commission spéciale en charge d’examiner le texte connaît bien le sujet : le député UMP a cosigné avec la socialiste Danielle Bousquet un rapport en 2011 qui a permis l’adoption à l’unanimité d’une résolution en faveur d’une position abolitionniste en France. Il aura malgré tout du mal à convaincre ses confrères de l’intérêt de la responsabilisation des clients. « Je comprends le but mais ne suis pas sûr que ce soit la meilleure solution », s’inquiète le député UMP Éric Woerth. Virginie Duby-Muller, désignée secrétaire de la commission spéciale, met en doute la mise en œuvre concrète : « Quels seront les moyens pour verbaliser les clients et constater le délit ? » fait remarquer l’élue de Haute-Savoie. Patrick Ollier, qui préconise carrément la réouverture des maisons closes pour son côté « moins hypocrite », juge cette mesure « brutale et source de stigmatisation inutile ».
À gauche, les interrogations existent également. Même la ministre de la Santé Marisol Touraine, lors de son audition du 13 novembre à la commission spéciale, a relevé des études contradictoires faites sur le modèle suédois et marqué ses distances, non sans circonvolutions : « Difficile de ne pas entendre les préoccupations posées (par les associations N.D.L.R.). La question est la suivante : le fait de pousser les prostituées à ne pas apparaître ne leur fait-il pas prendre un risque accru en matière de santé, et cela ne rend-il pas plus difficile leur suivi ? » La présidente socialiste de la commission des affaires sociales Catherine Lemorton a aussi exprimé ses réticences dans Médiapart : « En voulant se donner bonne conscience, ne risque-t-on pas de précariser davantage les prostituées ? »
À l’origine du texte, la députée PS Maud Olivier essaie de ramener le débat sur l’ensemble de la loi, censée faire changer le regard porté sur les prostituées et promouvoir indirectement l’égalité hommes-femmes dans la société. « La responsabilité des clients a été oubliée jusqu’à présent. Il s’agit de leur faire prendre conscience qu’ils alimentent les réseaux de proxénètes, qui, je le rappelle, génèrent 3 milliards d’euros par an de profits. Si les hommes réagissent le plus vivement, ce n’est pas étonnant : on est en train de leur retirer leur privilège qui consiste à pouvoir disposer du corps des femmes. » Ces arguments suffiront-ils ? Le groupe écologiste a déjà annoncé la couleur. À deux exceptions près, il votera contre. « Je suis abolitionniste mais mets en doute l’efficacité et les risques sanitaires encourus. Il n’y a aucun chiffre sérieux sur la réalité de la traite des femmes prostituées », s’exclame l’élu des Français de l’étranger Sergio Coronado. Celui-ci regrette le contexte dans lequel ce « mauvais » texte s’inscrit : « Parce que le groupe PS est devenu difficile à tenir, on lui donne un os à ronger sur le dos des prostituées. Les “pères fouettards” se sont engouffrés dans la brèche. Les libertés fondamentales deviennent une variable d’ajustement, ce n’est pas acceptable. » Son homologue au Sénat, Esther Benbassa, abonde dans le même sens. Le vote aura lieu le 29 novembre, à l’Assemblée nationale. Un vendredi. Les bancs risquent d’être clairsemés.
« Ceux qui critiquent la pénalisation des clients sont ringards »
Entretien avec Guy Geoffroy, député UMP et président de la commission spéciale pour l’examen de la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel.
La pénalisation des clients, qui est présentée dans la proposition de loi, ne fait guère l’unanimité. Le débat se focalise sur ce point. C’est dommage, car la pénalisation des clients est l’un des éléments de la proposition de loi mais pas le seul. Plus fondamentalement, se pose la question du choix de société que nous voulons. Va-t-on continuer à promouvoir ces poncifs multiséculaires selon lesquels la prostitution agit comme régulateur social et nous protège des méfaits du viol ? Il faut mettre un terme à ce mythe qui présente la prostitution comme un élément naturel et bienfaiteur pour la société. Il faut interpeller l’achat d’acte sexuel pour sa dimension inégalitaire entre les hommes et les femmes et contributeur des réseaux mafieux.
Avec cette disposition, d’aucuns vous accusent de toucher à certaines libertés fondamentales et d’instaurer une police des mœurs.
Ce sont eux les ringards. Le sujet a changé. La prostitution d’il y a 25 ans n’est plus celle d’aujourd’hui. 90 % des femmes qui se prostituent le font sous l’emprise de réseaux mafieux. Le manifeste des 343 salopards est ridicule. Les propos de l’acteur Philippe Caubère, qui parle d’idée « liberticide », ne sont pas étayés. La sénatrice écologiste Esther Benbassa défend aussi l’exercice libre de la prostitution, mais elle n’a rencontré que des prostituées âgées de 50 ans. En 1975, la prostituée lyonnaise Ulla se battait pour demander la régularisation de son travail. Aujourd’hui, elle dit : « Mais comment avez-vous pu croire que c’était quelque chose que je faisais sans souteneur et dans laquelle je me réalisais pleinement ? »
L’efficacité de la mesure est aussi pointée du doigt…
C’est faux. La Suède, qui applique cette mesure, est là pour en prouver l’efficacité. Lors de nos auditions, Lise Tamm, procureure au parquet de Stockholm, nous l’a bien rappelé, il a fallu vingt ans pour préparer le pays. C’est une évolution au long cours de la société. Aujourd’hui, on a honte en Suède d’aller voir des prostituées. Et le raisonnement selon lequel cela pourrait entraîner davantage de clandestinité est également faux. Elle existe déjà. La seule thèse vaguement solide qui pourrait être évoquée est celle de l’écran de fumée mis en place par le gouvernement. Mais je ne la partage pas. Lutter contre le système prostitutionnel est un sujet transpartisan et sur lequel il faut agir.
Propos recueillis par P.T.