http://www.letemps.ch/Page/Uuid/82583d78-4418-11e4-80ff-d339e46abe52/Le_lait_de_Genève_pourrait_mal_tourner
Les zones franches genevoises n’ont pas encore obtenu le nouveau label suisse pour les denrées alimentaires. Pierre Charvet, patron des Laiteries Réunies, parle de graves menaces pesant sur l’avenir de sa coopérative, fondée en 1911
Les crises du lait, il connaît: «En juin 2007, avec l’ouverture des frontières, les fromages étrangers sont entrés sans taxe et les effets ont été douloureux. En mai 2009, les prix ont dégringolé après la suppression des quotas laitiers.» En ce début d’automne, Pierre Charvet a souligné en rouge une date: 17 octobre 2014, le jour où Berne statuera sur l’ordonnance d’application de la nouvelle loi fédérale Swissness sur les denrées alimentaires. Voté par le parlement fédéral le 21 juin 2013, le label définit les critères permettant de qualifier un produit de «suisse»: 80% au moins du poids des matières premières doivent provenir du territoire helvétique et l’étape de transformation essentielle doit avoir lieu en Suisse.
Des exceptions sont prévues (Principauté du Liechtenstein par exemple), mais le projet ne mentionne pas les zones franches (547 km2 autour de Genève) comme étant autorisées à utiliser cette indication de provenance. Grosse colère du directeur des Laiteries Réunies de Genève (LRG), un homme pourtant pondéré et conciliant, qui craint une mise en faillite de sa coopérative fondée en 1911 et la perte de 400 emplois. «La moitié de notre approvisionnement annuel en lait, soit 23 millions de kilos, vient des zones franches, en Haute-Savoie et dans le Pays de Gex», justifie-t-il.
Autre conséquence: la probable résiliation des contrats avec Migros, Coop et Manor, principaux clients des LRG. Il se bat, obtient le soutien «quasi-naturel» de l’ex-agriculteur et désormais conseiller d’Etat Luc Barthassat, de Virginie Duby-Muller et d’Etienne Blanc (députés de la Haute-Savoie et de l’Ain), de la branche agricole genevoise, de la Fédération des producteurs suisses de lait et de l’Union suisse des paysans.
Afin de mesurer le travail accompli et «le gâchis si Berne s’obstinait à oublier les zones franches», il invite à une promenade dans la coopérative, vaste site planté depuis 1982 dans la zone industrielle de Plan-les-Ouates. Des cuves, des tubes, des laboratoires, une ligne UHT avec son stérilisateur, des entrepôts et une centaine de camions qui permettent de ravitailler en lait, yogourts, fromages et charcuterie les clients en moins de 24 heures. Chiffre d’affaires en 2013: 263 millions de francs.
Il salue les employés, le tutoiement est usuel et réciproque, il conseille. Pierre Charvet, qui affiche 40 années au service des LRG, a connu tous les postes de travail. Ce Jurassien né en 1953 a été embauché aux Laiteries en 1974, lorsqu’elles étaient encore situées à Carouge, aux Noirettes. Tout juste sorti de l’Ecole nationale d’industrie laitière et de la viande de La Roche-sur-Foron, il est affecté à la réception du lait. Horaires difficiles (2h-10h30 ou 4h-12h) et travail physique (boilles de lait de 30 à 40 litres). Il effectue un stage en Suède afin d’étudier au plus près l’automatisation du traitement du lait. «Je me souviens aussi de la mise en place en 1982 des tanks à lait individuels qui ont équipé les 60 producteurs genevois de l’époque», raconte-t-il.
En 2007, l’ouverture des frontières provoque le départ de Danone, partenaire des LRG depuis 1933, qui en a profité pour fabriquer en Allemagne et en République tchèque les produits destinés au marché suisse. Un coup dur. Les laiteries s’en remettront. Pierre Charvet est nommé en 2009 responsable du secteur produits laitiers. Il diversifie les produits, promeut le lait biologique, élargit et affine la gamme de yogourts et de fromages (l’une de ses fiertés), attire à Plan-les-Ouates jusqu’à des sociétaires vaudois, et accède naturellement en 2012 à la direction du groupe.
La chose politique ne l’attire pas. L’essentiel de son temps va à sa coopérative ainsi qu’aux producteurs de la région et à leurs 7000 vaches laitières. Le nombre d’exploitations des zones franches s’élevait à 120 en 2000, contre 68 aujourd’hui. Combien en restera-t-il si elles ne sont pas intégrées au Swissness?
«J’ai 90 laitières qui produisent 900 000 kilos de lait, si le logo «suisse» est refusé, je ferme les étables. Vendre en France est impossible car il y a déjà surproduction», témoigne Laurent Dubettier, exploitant à Beaumont (Haute-Savoie). «Les éleveurs suisses, comme Marc Zeller à Vernier, qui emmènent leurs vaches brouter sur le Salève disent la même chose», confirme Pierre Charvet.
Actuellement, les produits agricoles de la zone franche genevoise obtiennent des labels de qualité suisses (Suisse garantie) ou de la région genevoise (Genève Région-Terre Avenir) s’ils respectent les normes suisses. «Notre lait est collecté dans un rayon de 20 km, rappelle Pierre Charvet. Si on doit le remplacer par un lait d’autres cantons suisses, cela entraînerait environ 2000 trajets de camions de plus par an. Le lait serait bien sûr beaucoup plus cher.»
Et ce serait rompre avec une tradition séculaire. Les zones franches – qui exonèrent les produits des taxes douanières – sont le poumon agricole de Genève depuis 1815 «et même bien avant. Sans elles, les Laiteries Réunies ne seraient pas devenues une quasi-institution», insiste Pierre Charvet. Luc Barthassat confiait il y a quelques jours au Temps: «Cette spécificité historique est mal comprise du reste de la Suisse, il faut donc maintenir la pression sur Berne.»
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